L’annonce, le 8 janvier 2013, de la parution d’un nouveau disque de David Bowie, son premier en studio dix ans après Reality, avait pris par surprise les amateurs du chanteur et auteur-compositeur britannique et l’ensemble du monde du rock et de la pop. De cet album, intitulé The Next Day, qui arriverait deux mois après dans les bacs des disquaires et sur les plates-formes de téléchargement numérique, rien n’avait alors filtré jusqu’à ce jour anniversaire des 66 ans de Bowie.
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On devait apprendre, ensuite, qu’à la manière des participants des gros films hollywoodiens, les musiciens, le producteur Tony Visconti, les ingénieurs du son… avaient été tenus à la confidentialité. La compagnie phonographique Columbia, filiale de la major Sony Music, qui distribue le label de Bowie Iso Records, n’aurait même pas été au courant.
Trois ans plus tard, ce vendredi 8 janvier, Bowie, 69 ans, revient avec un nouvel album, Blackstar, pochette blanche ornée d’une étoile noire, en visuel de son titre. Cette fois dans un traitement tout à fait balisé. Avec annonce en amont, fin octobre 2015, sur le site Internet et le compte Facebook de Bowie, publication d’un clip vidéo de la chanson-titre, le 20 novembre 2015, puis d’un fichier audio d’une autre chanson, Lazarus, le 17 décembre 2015, séances d’écoute pour la presse dans les différents bureaux de Sony Music dans le monde et parution, bien avant celle des sept chansons du disque, des premières critiques et des premiers entretiens explicatifs confiés au producteur Tony Visconti et aux musiciens de l’album.
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Et, pour préparer l’auditeur, était mis en place le rituel du « Ce que l’on peut déjà vous dire » de l’album plusieurs semaines avant sa sortie, comme l’a titré la revue musicale britannique New Musical Express, fin octobre 2015. Blackstar serait, selon l’hebdomadaire, un disque expérimental et le plus « étrange à ce jour » de Bowie, avec des musiciens de jazz, d’où des rumeurs qu’il s’agirait, donc, d’un disque de jazz ; il contiendrait peut-être quelques-unes des chansons conçues lors des séances pour le précédent album, qui n’avaient pas été publiées sur l’édition normale de The Next Day ou sur la version augmentée d’une dizaine de titres.
Une voix qui se fait caresse
De fait, de disque de jazz au sens où Bowie aurait concocté, comme Bob Dylan début février 2015 dans Shadows in the Night, un recueil de standards du genre, il n’est pas question. En revanche, joué par des musiciens de la scène new-yorkaise du jazz contemporain, oui. De ceux chez qui la culture musicale passe autant par l’écoute et la fréquentation des maîtres du genre que par la pratique du rock, du hip-hop, etc.Lesquels, trentenaires en majorité, vont bénéficier par ce biais d’une mise en avant : le saxophoniste Donny McCaslin, le guitariste Ben Monder – seul quinquagénaire du lot, déjà dans une carrière remarquée –, le claviériste Jason Lindner – seul quadragénaire –, le bassiste Tim Lefebvre et le batteur Mark Guiliana. Tous aptes à avancer dans les différentes directions prises ici par Bowie. The Next Day relevait d’un retour pop et rock assez classique, Blackstar est plus varié, en relation avec certaines périodes où Bowie se faisait plus nettement explorateur dans des albums à l’abord moins évident.
Blackstar commence ainsi sur près de dix minutes – comme Station to Station, en 1976. Il est construit en plusieurs parties, sorte de collage. D’une rythmique en rappel du style drum’n’bass (le choix du Suisse Jojo Mayer dans des capacités d’inventivités polyrythmiques aurait été plus intéressant que celui de Guiliana, tout habile soit-il) et des mécaniques industrielles qui irriguaient Outside (1995) et Earthling (1997), on se dirige vers un moment de flottement, les premières interventions solistes du saxophoniste ; puis, à mi-parcours, une transition minimaliste avant la voix de Bowie, jusqu’alors tendue, qui se fait brièvement caresse, jusqu’à une coda orchestrale, des emprunts aux musiques du Moyen-Orient. D’une certaine manière, s’annoncent là les pistes de la suite de l’album.
Expérimental et étrange, « Blackstar » peut le paraître en comparaison à d’autres productions de Bowie qui ont touché un large public
Il y a donc dans la chanson Blackstar et dans les nouvelles versions de chansons publiées en 2014,’Tis a Pity She Was a Whore et Sue (Or in a Season of Crime), des souvenirs d’Outside, le grand album étrange et difficile d’accès de Bowie, traversé de monologues, touffu, jusqu’à susciter une impression de malaise, et d’Earthling. Dans le statique Lazarus ou dans Girl Loves Me, on serait plutôt dans l’évocation de l’album Low, sorti en janvier 1977. Bowie s’y réinventait vers les musiques atmosphériques en collaboration avec Brian Eno, après avoir bousculé son univers rock et pop dans la soul, avec Diamond Dogs (1974) et Young Americans (1975), et un funk glacé et hypnotique dans le grand œuvre que reste Station to Station (1976).
Les deux dernières chansons de Blackstar se révèlent plus pop, comme un apaisement. En particulier Dollar Days, sur l’introduction de laquelle on pourrait presque poser la mélodie de Space Oddity, et qui vient rejoindre les grandes envolées façon crooner de Word on a Wing et la reprise de Wild Is the Wind dans Station to Station. Quant à I Can’t Give Everything Away, sa ressemblance dans les couplets avec la mélodie de ceux de Soul Love, tiré de Ziggy Stardust (1972), est tellement audible qu’elle ne peut être le fruit du hasard
Une impression d’étirement
Expérimental et étrange, Blackstar peut donc le paraître en comparaison à d’autres productions de Bowie qui ont touché un large public. Mais il aurait pu l’être plus franchement. En gardant la version initiale de’Tis a Pity She Was a Whore, face B du vinyle 25 cm de Sue (Or in a Season of Crime), publié en novembre 2014, dont le traitement sonore avait un aspect rude et oppressant, un peu gommé ici. En gardant aussi la première version de Sue (Or in a Season of Crime), avec le big band de la compositrice et chef d’orchestre Maria Schneider, plus longue, avec un superbe arrangement de vents, là aussi construite en plusieurs parties, qui, telle quelle, serait venue en rupture.
Il y a aussi, dans l’écoute, une impression d’étirement, paradoxale pour un disque qui totalise une quarantaine de minutes. La plupart des compositions semblent durer trop longtemps. Cela tient beaucoup aux longues interventions solistes du saxophoniste Donny McCaslin, guère renversantes dans leurs constructions et dans une approche vaguement free, mais allégées, comme les boissons sucrées, dénuées des étonnements et échappées qui peuvent y naître.
Mais le saxophone occupe une place particulière chez Bowie, qui le rappelle en laissant le champ libre à McCaslin. Ce fut l’instrument de ses premiers pas artistiques vers 1961, régulièrement présent dans sa discographie. Qu’il en joue lui-même (Soul Love, dans une bonne partie des chansons de l’album Pin Ups, en 1973) ou en embauchant quelques pointures dont David Sanborn (Young Americans) ou Robert Aaron (Let’s Dance, Modern Love). Des virgules qui, elles, avaient le sens de la concision.
Pour autant, ce 28e album en studio de Bowie (en comptant ceux avec Tin Machine et en excluant Toy, jamais sorti officiellement) montre que le musicien a toujours l’envie de se renouveler, ici toujours dans cette manière théâtrale qui est l’une de ses caractéristiques, quand il pourrait se contenter de rester dans le confort de chansons pop sur lesquelles poser sa voix. La construction du disque, par sa chronologie inversée, qui commence par le moins confortable pour remonter vers le plus abordable, en est aussi le signe.